icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Ecrit pour participer au concours de nouvelles devant commencer par Ce matin du 12 décembre 2084, organisé par Le Progrès, sous l’appellation Ecrivains de Demain, à l’occasion des 125 ans du journal.

Il y eut plus de 200 réponses, mais le texte de Michel Granger « malgré ses qualités » ne fut pas retenu pour être publié dans le numéro spécial du 15 décembre 1984. Ce fut un prof qui l’emporta avec sa classe de 4ème du collège Saint-Exupéry de Mâcon.


Ce matin du 12 décembre 2084…

… Malgré l'heure – il était six heures à Paris, le soleil brillait à pleins rayons. Preuve de la bonne orientation des réflecteurs lumineux placés en orbite dont le rôle était de faire régner le jour sans discontinuer sur les grandes capitales du globe.

De cette façon, les activités des grandes villes ne subissaient plus cette néfaste interruption nocturne : les usines tournaient constamment et les hommes se relayaient en 6 x 4. Plus de délinquance de nuit ! Seuls les spectacles pour noctambules avaient dû émigrer en province...

Jean décolmata les fenêtres de sa chambre en appuyant sur un petit bouton phosphorescent dépassant de la console de son lit. Peu à peu, la clarté pénétra la pièce graduellement pour ne pas éblouir ses yeux encore accoutumés à l'obscurité.

Il s'approcha de la baie et regarda dans la rue. L'averse qui, immuablement, tombait entre 5 et 6 heures depuis que les météorologues étaient devenus maîtres du temps, mouillait encore les trottoirs. Dans quelques minutes, il n'y paraîtrait plus mais ainsi parcs, jardins et squares étaient-ils arrosés naturellement toutes les 24 heures.

En effet, les ingénieurs de la génétique étaient bien parvenus à trafiquer les gènes végétaux pour créer des arbres et des plantes urbaines au feuillage persistant quelle que soit la saison et à rendre l'assimilation chlorophyllienne permanente, mais de petites pluies répétées leur étaient encore indispensables pour subsister. D'où cette régulière chute d'eau programmée par les aiguilleurs de nuages.

Et puis, cette petite ondée matinale avait un effet vivifiant pour tout le monde. Elle rappelait le bon temps. Certains masochistes en profitaient pour prendre une bonne douche tout habillés bien que ce soit formellement interdit.

Jean retourna près du lit et, d'un geste machinal, coupa le contact sur l'androïde femelle qui reposait toute nue et chaude dans ses draps en une attitude propre à éveiller l'appétit sexuel de tout homme normalement constitué.

En un demi-siècle, le nombre des femmes avait dramatiquement diminué, conséquence inattendue de la pratique de l'insémination artificielle quasi généralisée.

Aussi avait-on dû remédier à cette carence d'amour par ce subterfuge plutôt immoral des filles synthétiques. Mais, selon les enquêtes auprès des utilisateurs, ceux-ci n'avaient pas à s'en plaindre. Tout au contraire... On avait soigné la marchandise et varié à l'infini leurs possibilités...

Jean rangea dans sa boîte cette merveille de la cybernétique et s'en fut vers la salle de bain où l'attendait un bain chaud parfumé. Il s'offrit une longue ablution tout en réfléchissant à sa condition. Quatre heures de travail l'attendaient. C'était amplement suffisant pour son âge. La machine qu'il manipulait depuis plus de 50 ans était poussée à un tel niveau de technicité qu'il lui arrivait de se demander si c'était lui qui en assurait le bon fonctionnement... ou bien le contraire. Une rumeur circulait sous le manteau : ces systèmes complexes qui sollicitaient sans relâche l'attention de l'ouvrier étaient-ils des artifices complètement coupés de leur destination initiale ? Les machines continuaient-elles de marcher uniquement pour occuper la multitude et endiguer les périls sociaux créés par le chômage et l'inaction ?

Jean recevait assez d'argent pour subvenir amplement à ses besoins. Il étala sur son visage cette crème antirides fournie gracieusement par le Ministère de la Santé ; c'est grâce à elle que sa peau restait souple et lisse malgré ses 152 ans ! Il s'emplit la bouche de la liqueur antiseptique qui avait, depuis longtemps, remplacé le dentifrice. Avec une moue, il vérifia l'état impeccable de sa dentition : décidément, cette troisième poussée dentaire qui survenait vers 120 ans était une bénédiction.

Il enfila sa robe de chambre et fila vers la cuisine où son petit déjeuner l'attendait prêt à la consommation.

Il avala au préalable un comprimé de mémoria, lequel venait de tomber du tube directement relié aux distributeurs de l'Information Assimilable. Grâce à quoi, il fut tout de suite renseigné sur les grandes nouvelles du jour et sur ses sujets de prédilection puisque les pilules étaient personnalisées selon les pôles d'intérêt des individus formulés lors de sondages.

La technique de la mémoire chimique pour le savoir instantané avait été par là même rentabilisée sur une grande échelle et la lecture et l'écoute étaient désormais réservées non plus à s'informer mais à se distraire.

Jean but une gorgée de café et décapsula une bouteille d'air comprimé des montagnes, son préféré. Il aspira voluptueusement à grandes goulées l'atmosphère tonique des grands sommets enneigés.

Ayant sacrifié à cette mesure d'hygiène élémentaire, il dégusta son petit déjeuner équilibré dont l'apport énergétique avait été minutieusement dosé en fonction de son dernier examen télémédical, lequel datait à peine d'une semaine.

Jean se sentait en pleine forme. Il s'habilla en sifflotant, enfila une veste de pure laine vierge et, d'un pas léger, quitta son appartement. L'ascenseur anti-gravité le déposa devant la porte de sortie de l'immeuble ; elle s'ouvrit toute seule.

Il repéra une voiture électrique vide qui stationnait à quelques mètres, attendant un voyageur. Il fit un pas... un seul. Une maudite peau de banane, abandonnée là par quelque inconscient, lui fit faire une glissade et il se retrouva à terre avec une grande douleur dans la cuisse. Il demeura au sol, grimaçant.

Bientôt, le service de secours était sur les lieux. L'ambulancier se pencha sur Jean, palpa la jambe.

D'une petite boîte en plastique blanc, il sortit une seringue et fit une injection tandis que le regard de Jean traduisait un instant d'extrême panique. Quelques secondes plus tard, il était mort.

La société moderne n'avait plus ni la vocation, ni les moyens de guérir les blessés et d'entretenir les invalides surtout s'ils étaient des ouvriers de 3ème catégorie.

En ce monde de bonheur total, la santé était dévolue aux humains sans aucune dérogation.

 Michel GRANGER

Recyclé et publié in Le Courrier de Saône & Loire Dimanche du 20 décembre 1987.
Dernière mise à jour : 23 décembre 2010.


© Michel Moutet, 2014
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